Par une route caillouteuse je me suis rendue au fond de la campagne, dans une petite maison sans âge. Pour un rendez-vous à la fois si singulier et régulier, tellement il été souvent réitéré. Passés la porte en bois et les murs en pierre, je me suis élevée de quelques marches, puis je suis entrée dans la pièce tout au bout. Au fond dans la pénombre, une masse incertaine faite d’étoffes empilées semble m’attendre, tel un improbable animal assoupi. Le silence tout autour en attente aussi, objets et meubles comme consentants.

Alors j’ai guetté le vivant qui se cache quelque part sous le lourd édredon, que j’ai doucement écarté comme une vaste tenture qui reposerait à l’horizontal. Douce et chaude, comme la frêle main qui s’est laissée cueillir par la mienne. Une fleur de chair aux cinq long pétales qui se déploient parallèlement. Si fragile de finesse ! une peau soyeuse et fripée, comme si elle venait de naître. Toute en retenue et tendue encore vers l’en-dehors, l’épiderme aux aguets. La vie qui s’étonne encore et me questionne par-là même : palpiter vers l’avant ou l’arrière du temps, pour quel devenir ?

Sous la peau ténue et presque translucide, les tendons apparaissent. Tendus comme des cordes juvéniles de cette innocence joueuse de l’enfant, tourné vers l’essentiel. Et le sang, discrètement afflue à son rythme ralenti, en un réseau si sombre de veines apparentes. Rouge foncé comme les mailles d’un manteau pourpre qui cacherait en secret tout un vécu. Une vie pleine ayant côtoyé tant d’évènements et de rencontres, de peines et de joies. Tout cela à présent comme dessiné en filigrane sur cette main si ratatinée qui repose dans la mienne.

La grande vieillesse rejoint l’enfance, au point de s’y confondre. Comme si la boucle se bouclait et que tout pouvait advenir de nouveau. Mais dans la plénitude d’une sagesse accomplie, qui a fait le tour d’elle-même à travers l’altérité. Car cette main s’est ouverte à tant d’autres dans le besoin, elle est celle d’une personne qui s’est matériellement et spirituellement dévouée à ses semblables, une personne que l’on ne peut approcher qu’avec déférence.

Alors, main dans la main c’est comme un voyage qui s’amorce. Au bord d’une vie proche de sa fin qui serait comme un commencement. Je suis entrée dans cet espace intemporel où les identités s’effacent et les histoires aussi. Dans la proximité la plus intime, l’universelle humanité de l’autre se révèle et comme un miroir me renvoie à ma propre universalité. Penchée sur ce berceau d’humanité, à présent me voilà sans gène ni crainte prête à prodiguer les soins d’hygiène et de confort pour lesquels je suis venue, en tant qu’auxiliaire de vie.

2023-10_tendre_main.JPG