Que représente un être seul, seul face à lui-même, seul face à l’extérieur ? Où est la vie ? Elle ne se trouve ni en lui-même, ni à l’extérieur. Aucun appel, pas d’écho. Le temps reste en suspens, le mouvement se fige. Les points de repère reculent davantage, s’effacent petit à petit lâchement sans s’excuser. L’air ambiant n’est plus qu’un bouillon opaque, gluant, encombré d’objets fixes. A l’intérieur de soi s’établit un vide qui fait peur. Les yeux se brouillent, le ventre se tord, se noue et accouche d’une lucidité insolite, pointue, de plus en plus acide. Le silence se matérialise et devient une ombre envahissante, grimaçante, qui rampe et paralyse les bras, le visage, le thorax.

Et puis l’esprit s’y perd, il se perd, s’éloigne, s’en va ailleurs. L’extérieur ne le retient plus, il s’enfonce en lui-même. A quoi bon, rien à l’extérieur ne l’appelle. Il pénètre un monde non réel et pourtant existant, à la limite de la limite, illimité, où rien n’est établi, rien n’existe et tout y est possible, mentalement. Un monde d’images et d’impressions, l’envers du monde concret où il s’y fait ce qui n’est pas. C’est une échappatoire, où naissent puis éclatent comme des bulles les illusions qui ont été bannies du monde des concrets. Un congélateur immense dans lequel on jette les objets insolites, les aspirations non concrétisables. Parfois un beau musée où on se laisse entraîner. Souvent une morgue dont on cherchera désespérément la sortie. Monde fictif, d’images et de vibrations, attirant et dangereux. Peut-être celui des morts.

Ou alors c’est tout le contraire. Le monde des morts c’est celui dans lequel on vit concrètement. On est des moribonds. Le mal règne dans ce monde d’ici-bas. C’est une prison de l’être, un mouroir du cœur. Seuls survivent et vivent même, ceux qui ont les dents longues et le cœur vide. Ils accrochent l’âme du plus faible, du candide, lui enlèvent sa liberté, souillent sa beauté et puis pour finir, aspirent jusqu’à la dernière goutte si possible son énergie, si faible soit-elle déjà. C’est une véritable jungle, plus cruelle et sordide que la jungle elle-même. C’est le combat de la mort qu’on y mène. Comment ne pas se laisser entraîner par ce jeu pervers, démoniaque, résister à la bêtise et cruauté envahissantes ? Mettre à l’abri les faiblesses qui se font aussitôt manger, et protéger le peu d’espérance et de sentiments. Mais de toute façon, arrivé à ce stade, la vie se présente sous forme d’un dilemme. Dans un monde où règne le mal, on est condamné à la souffrance.

La souffrance et la honte de faire partie d’un tel monde, la souffrance d’en être victime et chercher à s’en échapper. Plus qu’une association d’individus qui seraient mauvais, c’est une entité. Telle une araignée, c’est une entité malsaine qui s’est installée en ce monde et y a tissé ses toiles, à notre insu, à l’insu de notre propre ignorance et notre bêtise. Au départ, c’est nous qui l’avons créée de toute pièce, sans que l’on s’en rende compte. Et maintenant, c’est elle qui nous crée, nous détient, nous manipule. Elle est solide et risque de durer un moment. On ne pourra pas agir en masse contre elle. Notre force, c’est l’individu, puisque elle-même est phénomène de masse. Individuellement.

Prendre conscience individuellement. Avant que ce soit conscience de quelque chose, que l’individu prenne conscience de l’individu. C’est à dire plutôt conscience de la conscience. Par là commencera seulement le détachement de cette entité douloureuse, destructrice et donc de la souffrance de cette vie qui n’en est pas une. La conscience de la conscience est simplement une attitude de recul. Un recul qui permet de voir et de comprendre beaucoup de choses. De développer un ressenti authentique à la recherche de la vérité de soi-même et celle de l’autre. Se mettre à exister réellement, pour soi et puis pour l’autre.