Je t’ai trouvé dans un coin de la maison, loin de son agitation quotidienne. Dans une pièce à la fois ingrate et vitale, la buanderie. Posé tel quel sur le dossier d’une chaise, on t’a remisé semble-t-il dans la catégorie des objets en attente indéfinie. Tu ne ressembles plus à grand-chose, il faut se pencher au plus près pour tenter de deviner ce que tu es, ou plutôt étais.

Car la première chose qui interpelle au-delà de ton aspect informe, c’est ton indéfectible usure. Tu es une chose usée et visiblement utilisée encore, mais avec plus guère ménagement. A resservir encore et encore indéfiniment, jusqu’à la trame. Et c’est cela justement, qui saute aux yeux. Ton apparence principale. Tu est devenue une trame dont on ne sait plus bien de quoi, tellement on s’est servi de toi.

Un paquet de trames à vrai dire, qui tiennent ensemble encore par on ne sait quel miracle. Et chaque trame, un ensemble de fibres qui semblent à la fois tellement fragiles, et fortes en même temps à tenir ensemble. Mais il n’y a pas que cela : Ta matière même semble trouée d’oubli, le vide dans lequel le temps t’a remisé petit à petit. Tu es presque transparent. Toujours présent, mais plus vraiment là.

Et c’est cela qui frappe le plus : toute ta présence rayonne justement de ton absence presque organique. C’est elle plus que la matière, qui traduit combien tu as pu être utilisé et donc utile. La moitié de toi qui semble si peu glorieusement disparue, constitue une majestueuse mémoire. De ce que tu fus, de ton histoire, parmi les êtres vivants. Combien de choses as-tu pu voir, être témoin de tellement d’histoires humaines !

De belles et moins belles, des déchirements que toi tu restitues justement par ta ténacité à rester toujours uni en ta matière, comme d’un seul bloc. Malgré toutes tes fibres et particules qui semblent s’évaporer, s’envoler presque dans l’air ambiant en une fine poussière. On ne la voit pas, oh non ! sinon bien sûr on s’en inquiéterait. On trouverait cela indigne, sale, et cela te condamnerait d’emblée. Non toi tu résistes, fièrement et fidèlement si j’ose dire. Tu tiens bon, on ne saurait pourquoi.

Si ce n’est peut-être pour ce message si infime, qui semble s’être mis à ma portée. Tu es une chose usuelle tellement insignifiante, qu’on en a oublié pourtant l’ensemble de petits miracles, humains et non humains qui t’ont permis d’être là. Ici et maintenant. A pouvoir passivement et silencieusement témoigner. Et n’est-ce pas tellement à nôtre image, tout cela ? Un ensemble de petits miracles non retraçables qui ont permis à chacun d’être vivant. Dans l’ici et maintenant de sa propre vie.

D’une certaine manière tu nous rend hommage par ta bravoure, ta loyauté. Alors c’est pour cela qu’à ma façon, également je te rends hommage. Tu continueras peut-être pendant un certain temps à être un peu plus usé encore jusqu’à ta pauvre trame, si décatie déjà ! Et puis un beau jour sans raison, tu seras définitivement rangé - que dis-je… jeté dans la catégorie des objets terminés. On n’aura plus besoin de toi et tu seras éliminé, d’une manière ou d’une autre.

Mais toute cette partie de toi qui s’est petit à petit mise à disparaître, au fur et à mesure de ta si modeste existence : Elle continue d’exister quelque part, et rayonne la noblesse de son utilisation par des êtres conscients. Dans le royaume de la mémoire - celui de l’esprit ? où tout a existé et continue d’exister. Ainsi, ta misérable petite vie d’objet plus que secondaire voire même trivial, n’aura pas été en vain. De tout ce qui a été vivant et vécu jusqu’à l’usure, reste quelque part une trace dans la trame de l’éternité.

Usure