J’aimerais être mangée par les mots, avalée sans assaisonnement, dévorée crue instantanément…
Je serais d’abord repérée par les grands textes dominants, je serais comme ciblée par ces monuments impressionnants, hauts placés, de toute beauté et rayonnants. Et de longues phrases se rapprocheraient, comme éveillées par la curiosité, elles se déplaceraient lentement en sifflant légèrement. Minces filaments dorés étirés infiniment qui émettent un bruissement discret provenant de l’entrechoquement de leurs fines et infimes lettres, qui constituent leur puissante et rebelle matière. Elles m’entoureraient et alors déjà je serais encerclée, je ne pourrais pas m’échapper. Je serais enfermée dans ce rempart superbe et glacé aux mille pierres brillantes et dansantes, infatigables, indélogeables et toujours trépignantes, cliquetantes.

Puis l’édifice magique se resserrerait, se simplifierait aussi, dans un rythme soutenu, élégant et pathétique. Et poétique. Alors je commencerais à sentir les nombreuses aiguilles palpitantes et électriques, au contact de ma chair qui se mettrait à frémir. Aiguilles acérées, vives et métalliques : les dents étincelantes en appétit. Les phrases se détacheraient en un mouvement souple, allègre, sans résistance ni déchirement. Simplement elles se sépareraient régulièrement, tout en conservant leur unité intègre. Alors les mots apparaîtraient et s’aligneraient, en me regardant. Je serais face à eux dans un dernier instant. Je pourrais les contempler, un à un patiemment, je savourerais leur profonde noblesse, leur entière beauté, j’aurais ce privilège.

Et eux poseraient sur moi tous leurs petits yeux arrêtés, ils me feraient voir une lueur étrange, une lueur étrange et fascinée, celle de leur cœur affamé. Il y aurait un instant de silence, un silence solennel et pesant, la minute sacrée où se résume l’existence, moment intense où s’accomplirait enfin un échange véritable, le face à face déroutant de deux mondes différents. Puis sonnerait l’heure de ma fin, de la fin de mon destin et l’œuvre de leur faim. Sans empressement, ils se laisseraient descendre sur moi, ils tomberaient goulûment comme une pluie lente et acide. Je serais déchiquetée.

Ils m’envelopperaient entièrement de leurs mandibules affairées, chacun s’en prendrait à un morceau de ma tendre chair. Ainsi je disparaîtrais. Et comme il y a autant de mots que de particules, chaque particule de mon être serait mangée par un mot. De la plus petite à la plus grande, je serais complètement dévorée. Et puis ce n’est pas fini. Car je serais aussi digérée, alors chaque atome, lentement, progressivement, se transformerait. Il passerait tout doucement dans l’intestin en papier glacé du mot qui serait rassasié. Il se transformerait puis ressortirait sous une autre forme, dans une autre vie peut-être. Il deviendrait un mot ou une lettre, qui sait ?

Et moi, petit à petit je renaîtrais, invisible, différente, mais vivante. Je serais moi aussi un mot. Un mot constitué d’autres mots. Et de lettres, plein de lettres. Et je ferais partie de leur univers. Je vivrais dans la paix, le bonheur simple de la paix. Je serais un nom, rien qu’un nom, et cela, je m’en contenterais. Cela, j’aimerais…j’aimerais être mangée par les mots.